Steve Jobs, simple industriel talentueux ou génie de notre époque ?

Ça pourrait être une question à 300 milliards de dollars, mais c’est un peu plus que cela. Il ne s’agit pas seulement de l’avenir de la marque à la pomme, il s’agit de notre capacité à comprendre notre époque et à reconnaître ses grandes figures. Que retiendrons-nous de Steve Jobs ?

La disparition de Steve Jobs a été l’occasion de très nombreux hommages de la part de célébrités et d’anonymes sincèrement attristés. Des hommages si nombreux que certains journaux lui ont consacré leur Une tout en posant cette question : pouvons-nous dire que Steve Jobs était un génie ? (Article du Monde, ouverture du papier principal de Libération)

Bien sûr, nous dit Libération en accroche du papier d’ouverture de son numéro du 7 octobre 2011, Steve Jobs n’était pas un génie comme l’ont été Leonard de Vinci ou Albert Einstein. Dans les colonnes du Monde, le sociologue Michel Dubois précise même que ceux qui oseraient la comparaison avec de telles figures sont en plein délire. Tout au plus un génie industriel comme des tas d’autres… Alors, Steve Jobs, vrai génie ou simple entrepreneur plus doué que la moyenne ?

Steve Jobs est le créateur d’objets technologiques qui sont quotidiennement utilisés par des centaines de millions de gens. Il incarne ces objets, et beaucoup croient voir la patte de Jobs dans ces objets, un quelque chose de spécial que n’importe qui ne saurait reproduire. Les analystes financiers se posent la même question : quel est l’avenir financier d’Apple sans Steve Jobs ?

Le génie est une figure récente dans l’histoire des techniques

Peut-on alors poser que le cas Steve Jobs serait comparable à celui de Stradivarius ou de Benvenuto Cellini. Une fois disparus, personne, même les meilleurs artisans de leur atelier ne fut capable de reproduire la même qualité d’objet. Comme l’explique Richard Sennett (Ce que sait la main, la culture de l’artisanat, Albin Michel, 2010), ce qui fait un bon artisan, un maître en son domaine, s’exprime dans sa capacité à reproduire l’excellence de son art. Un bon artisan peut prétendre devenir maître de l’atelier. Sauf quand le maître a atteint une maîtrise telle qu’il n’a pas été possible de la transmettre aux compagnons. C’est là que la figure du génie apparaît dans l’histoire moderne, quand il n’est plus possible d’imiter le maître, de parvenir au même niveau d’excellence…

Ainsi Antonio Stradivari, dit Stradivarius, ou le sculpteur et orfèvre Benvenuto Cellini marquent tous deux une rupture durant la Renaissance dans la tradition des grands ateliers artisanaux. Un bon ouvrier apprendra de son maître comment exécuter les bonnes règles pour devenir un compagnon puis réalisera son « chef d’œuvre », synthèse de la maîtrise de son art et deviendra enfin un maître. L’atelier est une structure sociale et morale à travers laquelle l’individu en se conformant aux bonnes règles est éligible à l’excellence. Le génie rompt cette structure en plaçant l’individu singulier au-delà de la reproduction. Son génie est celui d’une époque, d’un temps donné, on ne pourra jamais le reproduire ou l’égaler. La singularité du génie signifie qu’il existe un individu qui n’est justement pas « n’importe qui ». Il ne pourra pas être remplacé, sauf peut-être à lui substituer une autre figure dans un autre art.

Pas ou peu de place pour les génies à la tête des entreprises d’aujourd’hui

Inutile donc d’invoquer les figures de Vinci ou d’Einstein. Invoquons plutôt Kurt Gödel, Alan Turing, John Von Neumann ou Norbert Wiener, figures géniales du vingtième siècle scientifique et technologique ? Poser que Steve Jobs fut un génie implique deux choses : qu’on regarde son œuvre (prenons le mot au sens étymologique premier : travail (opera)) et qu’on la juge dans son époque, i.e. au regard des règles artisanales en vigueur. Ainsi, nous devons juger du génie de Steve Jobs relativement à l’ensemble des contraintes d’aujourd’hui. La difficulté de cette analyse est que le système de contraintes en vigueur recouvre des dimensions complètement hétérogènes :
– Un état des techniques complexe mettant en jeu de la recherche fondamentale (les processeurs de nos ordinateurs évoluent à coup de percées dans les labos, par exemple), de multiples standards de communication plus ou moins universels, parfois sous licence privée, parfois limités aux frontières d’un seul pays.
– Un marché mondial dans lequel 1% de parts de marché se chiffre à 30 ou 40 millions de pièces vendues, dans lequel donc les questions de volume de production sont en soi une barrière à l’entrée. Pas de place pour les prototypes. L’une des conséquences est que personne ne maîtrise toute la chaîne de production et qu’il faut disposer de 10 ou 20 000 employés dont un bon tiers d’ingénieurs pour être en mesure de bouleverser un marché.
– Des pratiques économiques alliant à la fois l’idéal du marché ouvert libéral et des formes très résistantes de protectionismes national, voire d’oligopoles littéralement néophobes (je pense au marché des télécoms, mais également à la main-mise de certains éditeurs sur le marché de l’informatique d’entreprise).
– Enfin, plus généralement, une révolution des usages des outils de communication dont par définition il est difficile de prédire ce qui marchera demain. Les échecs sont beaucoup plus nombreux que les réussites et le succès n’est pas modélisable.
Ces éléments (et il ne s’agit là que d’une simplification évocatrice), à mon sens, font qu’il est beaucoup plus difficile aujourd’hui de réaliser un produit exceptionnel que sur le marché de la fabrication de violons alto durant la Renaissance. Les variables que doit gérer un chef d’atelier d’aujourd’hui – un patron de grande entreprise – sont tellement complexes qu’il est rare qu’il soit capable de faire davantage que de rassembler autour d’une table un bon directeur financier avec le bon responsable du marketing, directeur des ventes, responsable R&D, etc…

Steve Jobs est pourtant parvenu à stimuler et accompagner la création de produits que le marché a adopté comme des basiques, des standards, des produits d’usage courant, des produits s’adressant à tous, sans l’aide d’une expertise particulière. La trivialité des usages des produits d’Apple révèle leur caractère exceptionnel tout en occultant l’incroyable complexité dont ils résultent. Je voudrais essayer de donner quelques exemples de ce paradoxe. Ces exemples ont une valeur au-delà du cas Apple/Steve Jobs dans le sens où c’est de notre époque dont il est question. Une époque où, comme durant la Renaissance, la place de l’homme fait l’objet d’une révolution dans toutes ses dimensions.

Une révolution (im)pose des questions, les révolutionnaires proposent des réponses…

… Et les usagers en disposent. Les outils de communication que sont les ordinateurs, les téléphones et leurs dérivés, sont au cœur d’une révolution dont les enjeux nous échappent encore largement. Un simple regard sur l’histoire de l’informatique et des télécommunications des 60 dernières années nous montre que l’enjeu principal de cette révolution réside dans l’amélioration des capacités des hommes à partager des connaissances. Le moins que l’on puisse constater est que cette révolution n’a rien de linéaire. Selon que l’on se penche sur la productivité dans telle entreprise du secteur tertiaire ou sur les machines outils de telle usine, ou bien encore dans tel domaine de la science, le résultat peut être affreusement négatif ou très positif. Si l’on ne borne pas l’analyse à la seule mesure des gains de productivité mais que l’on cherche également à mesurer ce que les individus peuvent y gagner en termes de liberté de penser ou d’action, le résultat peut apparaître comme singulièrement mitigé (voir par exemple le propos de Brian Arthur dans le dernier McKinsey Quaterly, résumé ici dans InternetActu). En bref, nous demeurons à l’aube d’une révolution de la connaissance où beaucoup de problèmes ne sont même pas encore correctement posés.

Le premier mérite de Steve Jobs est d’avoir posé correctement quelques uns des problèmes de cette révolution et de leur apporter une réponse consistante. Le premier des problèmes auxquels il s’est attaqué est celui de l’interface. Élément clef de l’ordinateur, l’interface permet aux humains d’entrer des données dans les programmes et d’en retirer le produit. Pendant de nombreuses années – en gros entre 1968 (époque de la commercialisation des gros calculateurs d’IBM et 1984 avec l’apparition du premier Macintosh – l’interface principale se composait d’un clavier et d’un écran bicolore et l’essentiel des entrées-sorties étaient réservées à des programmeurs. L’Apple II puis le Macintosh étaient non seulement financièrement accessibles (quoique chers) pour le grand public, mais en plus ils proposaient une interface que tout un chacun pouvait intuitivement maîtriser. En ce sens le Macintosh recouvre l’essentiel des propriétés imaginées par Vannevar Bush 40 ans auparavant dans le Memex (As We May Think, Atlantic Monthly, juillet 1945). Lesquelles propriétés devaient faire de la machine informatique l’outil susceptible de répondre à la problématique ainsi exprimée par le directeur scientifique de la recherche américaine dans la conclusion de son article : « L’homme a construit une civilisation si complexe qu’il doit mécaniser ses souvenirs s’il veut conduire son expérience à ses conclusions logiques et ne pas s’embourber en surchargeant sa mémoire limitée ». La réponse de Steve Jobs est pertinente dans la mesure où il met à la portée de chacun un outil susceptible d’enregistrer et de classer les fichiers qui participent à son travail ou à sa vie personnelle.

Pour qu’ils s’imposent, les nouveaux usages doivent être simples

Ce sera en partie la même histoire avec l’iMac de 1998. Et globalement, c’est la même réponse qui est apportée par Steve Jobs à travers la série des Macs jusqu’à aujourd’hui : ils doivent être faciles d’utilisation, souples en offrant le plus large spectre d’utilisations possibles et confortables du point de vue ergonomique pour rendre le travail le moins pénible possible, en un mot ils doivent offrir la meilleure « expérience utilisateur » (user experience).

Steve Jobs a par ailleurs toujours accordé une grande importance à l’accès au réseau. Celui n’existait pas encore en tant que World Wide Web que les Macintosh Classic de 1990 disposaient déjà d’une entrée pour le modem. Par la suite tous les Macs furent systématiquement équipées d’une prise Ethernet à l’instar des ordinateurs NeXT. Incidemment, il n’est peut-être pas anecdotique que Tim Berners-Lee ait, avec Robert Cailliau, écrit les lignes de codes du premier navigateur sur une station NeXT en se réjouissant d’y trouver un logiciel de programmation objet expressément voulu par Steve Jobs.

L’iPhone, œuvre d’un génie

En 2006 et 2007, quand Steve Jobs se penche sur la question du téléphone, le marché des télécommunications est dominé par deux classes d’acteurs : les opérateurs mobiles et les fabricants de terminaux mobiles. Le marché est fermé aux nouveaux entrants. Et partout, à l’exception notable du Japon, le marché des télécommunications est quasi complètement étanche au marché informatique. La seule couche commune s’appelle IP. Et les opérateurs mettent un point d’honneur à limiter l’accès via les téléphones mobiles au protocole qui a littéralement chamboulé le marché des communications de données, absorbant même le marché dit de la voix (les communications sur téléphone fixe). Ces limitations sont essentiellement tarifaires, il faut débourser 10 € pour échanger 10 Mo de données via le téléphone mobile. Un tarif que pratiquaient les premiers fournisseurs d’accès 10 ans auparavant. Un tarif 100 fois plus élevé qu’un forfait ADSL (à 1€ le Mo, la consommation moyenne d’un abonné ADSL aurait été facturée entre 3 et 5 000 € par mois par un opérateur comme Orange ou SFR). Mais il y a également des limitations de pur design, il est difficilement concevable d’envisager une consultation régulière d’Internet à partir d’un terminal offrant un écran bicolore d’une définition inférieure à celle des écrans informatiques des années 70.

En introduisant l’iPhone, Steve Jobs a fait un énorme pari. Un pari qu’aucun maître d’atelier – ou CEO d’une grande entreprise informatique – n’a osé avant lui. Bouleverser un marché de plusieurs centaines de milliards d’euros en imposant de nouvelles règles. Pour réussir ce pari, il fallait que dans le même temps il règle les conflits avec les opérateurs, qu’il se fasse une place sur un marché dominé par un acteur, Nokia, qu’il trouve une solution de design non seulement originale mais répondant à une problématique d’usage inédite, qu’il invente un nouveau modèle économique pour valoriser une plateforme de contenus fermée. Sur le papier, n’importe quel investisseur qui a un peu de bouteille met le dossier à la poubelle au bout de trois pages. Les barrières sont trop hautes, les incertudes trop importantes, bref, il y a 99% de chances de se planter.

La réussite de l’iPhone, puis de l’iPod touch et de l’iPad, tient au fait que toutes les dimensions ont été considérées comme liées et non comme indépendantes les unes des autres. Un « internet communication device » se devait d’être connecté en permanence au réseau sur le mode always on sans surcoût d’usage ponctuel pour que ses fonctionnalités ne soient pas déceptives. Il devait aussi répondre à la diversité des usages possibles pour offrir d’une part une capacité de personnalisation conforme aux attentes liées à ce type d’objet, ce fut fait avec l’appstore. Enfin, il devait répondre à une contrainte majeure : que la diversité des usages n’entraîne pas une complexité d’usage. Ce qui fut fait avec un premier produit livré sans mode d’emploi, entièrement intuitif, valorisant au maximum les menus contextuels, des menus qui s’adaptent à chaque usage au strict minimum.

Ce dernier exemple suffit à lui seul à mériter le titre de génie. Il est à craindre que d’ici quelques années, face à la complexité des challenges à venir, l’équipe en place ne parvienne pas à réussir à nouveau à proposer des réponses aussi pertinentes aux questions que posent la révolution des outils de communication et de connaissance en cours. Steve Jobs y consacrait tout son temps, tout son esprit et tout son être. Tout son génie.

2 comments for “Steve Jobs, simple industriel talentueux ou génie de notre époque ?

  1. anonyme
    26 juin 2012 at 0 h 01 min

    jobs n’est surement pas un génie, arrêter d’en faire des tas , avec un peu de chance , d’opportunisme,et de « j’encaisse les milliards a la place de Wozniak » il est arrivé a son objectif.sa mort a été sur-médiatisé , combien de fois on aura entendu « le visionnaire génie ». Apple ce n’est pas de l’informatique , c’est que buisness. Avez-vous entendu parler de la mort de Dennis Ritchie ,le père de l’informatique moderne, l’inventeur du langage C sans qui rien de tous ce qu’a fait jobs n’aurait été possible ?

  2. David Prud'homme
    26 juin 2012 at 10 h 41 min

    Merci. Ce que j’essaie d’expliquer, mais je me bats contre des moulins à vent, c’est que notre époque a construit une image du génie, proche de celle du sur-homme, totalement débilitante. Ma vision est beaucoup plus simple : le génie est simplement celui qui dans une combinatoire donnée parvient à s’affranchir des règles pour proposer un nouveau modèle.
    Il y a des dizaines d’hommes clefs qui ont compté dans cette histoire, tous indispensables à ce l’expérience que nous avons d’Internet aujourd’hui… Mais aucun d’entre eux n’aura eu l’impact de Jobs sur les usages, c’est du moins ce que je pense.

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