Politiques de la connaissance et samouraïs virtuels

[Vous trouverez ci-dessous le texte de mon intervention lors de la table ronde « Université 2.0 : quelles appropriations des outils numériques par les étudiants ? ». Je remercie Rachel Colombe, étudiante à l’université de Paris 3, pour son invitation.]

Thèse : Il faut une politique de la connaissance pour concevoir les outils de la connaissance et leurs usages. Et à défaut d’une politique, quelques samouraïs suffiront peut-être.

S’approprier les outils de la connaissance, c’est la question même de la technologie. Technologie, de techné, le savoir-faire, et de logos, discours rationnel ou connaissance. La technologie est notre phantasme du savoir-faire-savoir, ou encore l’organisation raisonnée des techniques et des savoirs, ou encore les premières encyclopédies – et après celle de Diderot et d’Alembert, tous les catalogues, systèmes de catalogues, de classement universel, comme celui de l’Américain Dewey (pas le philosophe, n’est-ce pas) ou du Belge Otlet, des systèmes que l’homme adopte pour libérer du temps de cerveau disponible.

Pour penser, imaginer, inventer, créer.

Il y a un moment clef dans l’histoire contemporaine de la technologie. Un moment passé inaperçu pendant longtemps.

Nous sommes en juillet 1945. La guerre est à peine terminée sur le continent européen, elle bat encore son plein dans le Pacifique. Un homme fait paraître dans cette revue de la côte Ouest américaine connue pour avoir été le fer de lance de l’abolition de l’esclavage, The Atlantic, un article qui fera date. Le titre de l’article est à lui seul un programme. As we may think, comment nous devrions penser, comment nous pourrions penser. Le faire et le savoir, encore et toujours.

L’auteur n’est pas tout à fait un inconnu. Vannevar Bush est à la tête de l’Office of Scientific Research and Developpement, l’OSRD, c’est-à-dire la R&D de la défense américaine depuis 1941 créée par Roosevelt sur la proposition de Bush lui-même. En tant que patron de l’OSRD, Vannevar Bush fait partie des rares personnes dans le secret du projet Manhattan, et de l’imminence des premières explosions atomiques sur les villes d’Hiroshima et Nagazaki. Bush a conscience que l’humanité est à la croisée des chemins. Le meilleur mais surtout le pire sont possibles. Comment infléchir le cours de l’histoire dans la bonne direction ?

Dans quelques semaines à l’issue d’un incroyable challenge technique et scientifique impliquant 5 000 physiciens et chercheurs du monde entier, plus de 100 000 techniciens œuvrant dans l’ignorance du but final, après des dizaines d’expériences coûtant chacune des millions de dollars juste pour éliminer des hypothèses, dans quelques semaines donc, l’humanité va être dotée du moyen de s’anéantir elle-même.

En tant qu’ingénieur, spécialiste du calcul différentiel et des calculateurs mécaniques, Vannevar Bush est aussi une sorte de cousin caché de Turing. Depuis quelques mois, il a rassemblé ses notes autour de l’idée d’une sorte d’ordinateur destiné à organiser et à partager la connaissance. En bon pragmatique, il fait la revue des derniers progrès techniques, les assemble pour imaginer le Memex.

D’un côté, ça classe, de l’autre, ça pense. D’un côté, on indexe, on range, de l’autre on associe, on teste, on crée. C’est simple, fonctionnel, facile à comprendre, presque facile à fabriquer. Un appareil à micro-film ici, un projecteur là. Il veut surtout prouver que c’est possible.

Prouver qu’il est possible de classer, d’organiser et de partager de grandes quantités de connaissance car hélas dit-il : « La somme des connaissances humaines a progressé à un rythme prodigieux, et les moyens que nous utilisons pour naviguer dans cet immense labyrinthe jusqu’à ce que nous cherchons sont les mêmes qu’à l’époque des galères » et ajoute-t-il dans sa conclusion : « Il est probable que l’esprit humain devra encore s’élever afin de pouvoir examiner les ombres de son passé et analyser plus complètement et objectivement ses problèmes présents. L’homme a construit une civilisation si complexe qu’il doit mécaniser sa mémoire plus totalement s’il veut pousser son  expérimentation jusqu’à sa conclusion logique et pas simplement s’enliser en surchargeant sa mémoire limitée ». La crainte qu’il exprime ici entre les lignes est de voir l’homme dépassé par les implications de sa propre civilisation et générer un nouveau conflit mondial qui serait probablement le dernier.

En résumé, la position de Bush est celle d’un ingénieur mécanicien, spécialiste du calcul différentiel, patron du plus grand projet scientifico-technique de l’histoire, qui est le premier à avoir conscience à la fois de la nécessité d’avoir recours au calcul mécanisé et du risque dorénavant acquis de la possibilité de la destruction de l’humanité par elle-même.

Si la suite de l’histoire est à peine mieux connue, au moins ses jalons font-ils aujourd’hui partie de la culture populaire.

L’OSRD va être dissoute à la sortie de la guerre, ses activités seront reprises en 1958 par la DARPA, toujours financée par le ministère de la défense américain. En 1962, à la tête de l’équipe en charge de développer des réseaux de communication entre les premiers grands calculateurs, on trouve un ingénieur, informaticien cette fois, Joseph Licklider, auteur visionnaire d’un article intitulé Man-Computer Symbiosis (1960). Il développera sa vision d’ordinateurs servant non seulement au calcul, mais aussi à la communication. Après avoir développé avec ses équipes les protocoles de communication entre machines qui seront à l’origine d’Internet, Licklider publie en 1968 un long article avec Robert Taylor intitulé « Computer as a communication device » dans lequel il pose que la machine sera le prochain medium, capable de désambiguïsation, de « produire des images cohérentes de situations mal comprises ». Licklider est un informaticien qui parle en philosophe du langage avec des dessins. Il est si convaincu du rôle central de la machine pour le futur des relations humaines qu’il obtiendra de son gouvernement le financement de 3 chaires universitaires sur les Computing Sciences qui vont grandement contribuer à faire de la Silicon Valley le berceau de l’informatique personnelle.

En finalement très peu de temps, à peine une génération, l’informatique va passer du stade des grands calculateurs si peu puissants que l’on passer presque plus de temps à optimiser le temps de calcul qu’à calculer à l’informatique pervasive entrée en symbiose avec l’homme. L’outil de classement et de partage des connaissances va entrer dans chaque foyer comme le rêvait Vannevar Bush et partager ses registres et ses données avec toutes les machines de la planète en s’appuyant sur le modèle de l’hypertexte abouti par Tim Berners-Lee à la fin des années 80 au sein du CERN.

C’est le second moment clef de cette histoire. Là encore, à l’instar de Vannevar Bush, Berners-Lee imagine son système pour répondre à un problème qui touche des scientifiques en difficulté pour tirer parti d’une masse grandissante de connaissances de plus en plus spécialisées. C’est à l’attention d’une communauté de 5 000 chercheurs — encore — que Tim Berners-Lee (avec Robert Caillau, Jean-François Groff et Tim Pollermann) invente le World Wide Web. L’hypertexte markup language est d’une simplicité tellement radicale et évidente qu’il va être adopté par l’ensemble de la communauté scientifique en très peu de temps.

Quinze ans plus tard, c’est la planète entière qui fait de l’hypertexte comme Monsieur Jourdain en likant des vidéos sur son téléphone. Le résultat est que nous disposons d’un système d’information et de gestion de la connaissance d’une fertilité et d’une simplicité inouïes, un système qui nous déborde et nous submerge. Nous sommes comme les marins d’Ulysse pétrifiés par la Gorgone. Il suffit que nous prenions en main notre téléphone et nous voilà médusés, fascinés par l’infini ressac du flux informationnel.

On le voit, avec les exemples de ces précurseurs, lointains et contemporains, le cyberspace et ses terminaisons omniprésentes n’est pas un accident. Il a été pensé, voulu, désiré pour faire advenir une humanité en capacité d’accéder à toutes les connaissances. De n’importe où, n’importe quand.

Cette possibilité me fait depuis toujours furieusement penser à la figure du gentilhomme de la Renaissance, à un Pic de la Mirandole, ou plus proche de nous, un Leibniz à la fois mathématicien, physicien, ingénieur, inventeur et philosophe à qui rien n’est étranger, qui est en prise avec le monde, capable de poser les problèmes, évaluer leur intérêt, proposer une réponse, discuter celles des autres. Cet humaniste, nous ne le comprenons qu’aujourd’hui, est le reflet par anticipation d’une humanité consciente d’elle-même. Une humanité qui aurait atteint l’âge de la maturité, qui serait en capacité de disposer d’elle-même.

Une humanité en capacité à disposer d’elle-même, c’est à elle que s’adresse l’auteur de la déclaration d’indépendance du cyberespace, John Perry Barlow, en 1996 quand, en bon libertaire se méfiant de l’état fédéral, il dit aux gouvernants : « Nous allons créer une civilisation de l’esprit dans le cyberespace. Puisse-t-elle être plus juste et plus humaine que le monde que vos gouvernements ont construit jusqu’ici ». C’est aussi à elle que Clay Shriky s’adresse quand il décrit le surplus cognitif par cette simple image de deux carrés. Le grand carré, 2 000 fois plus grand que le petit, représente les 200 milliards d’heures passées par les Américains devant leur poste de télévision durant une année, le petit les 100 millions d’heures qui ont été nécessaire pour créer Wikipedia. C’est pour que l’humanité puisse jouir librement de cet océan de connaissance que Lawrence Lessig écrit ce texte extraordinaire, Code is law, et se prend lui-même au mot en étant à l’initiative des Creative Commons, un outil qui permet à chacun de décider comment il va partager ce qu’il a créé.

John Perry Barlow, Clay Shirky, Lawrence Lessig, et des dizaines d’autres, tout aussi importants composent cette agora d’une civilisation de l’esprit dans le cyberespace. Il est probable que tous les êtres raisonnables qui sortent des universités du monde entier ont d’une façon ou d’une autre acquis les clefs pour les rejoindre. Le sens critique, la rigueur scientifique, le respect du débat contradictoire constitue notre héritage le plus précieux et il est heureusement préservé entre ses murs. Quand cet héritage est menacé, notamment par l’industrie informatique ou par l’Etat Leviathan soudain pris de frénésie à l’idée de pouvoir disposer vraiment d’un Panopticon comme l’imaginait Jeremy Bentham permettant de surveiller à partir d’un seul point toutes les cellules dans une prison parfaite dans laquelle chacun d’entre nous peut être emprisonné pour un mot-clef, un clic ou une métadonnée compromettante, quand nous risquons de perdre notre liberté de penser parce que les outils ne sont plus nos alliés dans la construction d’une politique de la connaissance, certaines figures sont plus remarquables que d’autres.

Citons Richard Stallman qui sillonne le monde pour défendre l’esprit du logiciel libre, mais surtout Edward Snowden pour avoir compris ça : « Pour beaucoup de gosses, Internet est un moyen de se réaliser. Il leur permet d’explorer ce qu’ils sont ou ce qu’ils veulent être, mais cela ne peut fonctionner que si nous sommes en mesure de préserver notre vie privée et notre anonymat –et de commettre des erreurs sans être suivi à la trace. Je crains que ma génération n’ait été la dernière à jouir de cette liberté. » Et Snowden a agi en être conséquent en n’hésitant pas à mettre sa vie en danger pour dénoncer la surveillance excessive, quasi délirante, exercée par la NSA sur le monde. Finalement la figure du hacker est sans doute inséparable de celle du savant, car et l’un et l’autre refusent que l’ont pose des limites à leurs explorations. Il y a un lien entre Snowden et Giordano Bruno comme il y a un lien entre l’analyse des métadonnées et le grand inquisiteur consultant le registre des confessions. Le lien est que les outils de la connaissance s’inscrivent dans une politique de la connaissance.

Je ne peux que vous inviter à lire ou relire La crise dans les sciences européennes d’Edmund Husserl qui revient sur le dévoiement de la science par la technique (sans tomber dans les travers d’Heidegger) et le très beau texte d’Ivan Illich sur La convivialité. L’un et l’autre nous invite à mettre la science au service de l’humanité.

Il nous faut maintenant inventer les outils qui permettent de décider ensemble comment nous agissons en tant que maître et possesseur de la nature. Il y a 5 000 chercheurs, ceux du GIEC, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat, qui attendent leurs 7 samouraïs.

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