Pour une (re)définition du concept de technologie

Nous proposons une approche problématique du terme «technologie» qui n’est pas conforme à la lecture classique anglo-saxonne ni à la lecture des technologues français (Stiegler, Simondon, Ellul). Notre approche oppose initialement le discours scientifique qui est avant tout descriptif et prédictif avec les objets techniques qui «produisent» ou participent à la production humaine d’artefacts. C’est là que se trouve la problématique issue du terme «technologie» : est-ce un savoir débouchant sur des savoir-faire ou bien un objet technique permettant d’automatiser le faire ?

Le logos, ou discours raisonnable, sous sa forme scientifique ou simplement logique, a pour but de mettre en ordre (en vue de la pédagogie ou de la prédiction) un ensemble de savoirs, de faits ou d’informations (sous n’importe quelle forme y compris donc une série de 0 et de 1). Le choix de l’expression « mise en ordre » est une allusion volontaire au mot « ordinateur », « computer » en anglais, et tous deux renvoient à l’idée d’une mise en ordre (soit parce que la machine exécute (et donc réplique) une série d’ordres, soit parce qu’elle permet une combinaison d’étapes (d’ordres) via la « computation »). La machine ou l’automate (ce qui se meut lui-même) disposant en son sein d’une série d’instructions de base lui permettant d’effectuer un programme.

L’autre partie du terme, la technique, ou techné, renvoie à une notion beaucoup plus commune et facile à saisir. La ou les techniques sont des savoir-faire qui permettent de produire. Je reprends la terminologie heideggerienne du « produire » parce qu’elle dénote de la dimension anthropologique de la technique et qu’il ne faut jamais, à mon sens, la négliger. Les hommes ayant toujours tendance à « naturaliser » leurs propres pratiques de production d’artefact afin de les « normaliser » comme s’il s’agissait de phénomènes naturels. Les techniques s’inspirent très souvent d’observations de la nature et tendent tout simplement à les répliquer, puis à se construire en savoir transmissible par l’observation ou via un traité résumant les bonnes pratiques que doit connaître le bon artisan pour « bien » produire.

La fusion des deux termes en un seul pose un ensemble de questions qu’il est malaisé de trancher simplement. C’est tout l’intérêt de ce terme dans le cadre de notre étude sur les usages d’Internet. C’est pourquoi j’ai souhaité commencé cette série par un retour sur ce texte écrit en 1994. Quinze ans plus tard, je m’aperçois qu’il conserve une réelle pertinence et qu’il peut peut-être aider à éclairer les questions que je me pose aujourd’hui.

Oeuvre en carton de Margot Cauquil-Gleizes, 2001 - http://www.mcgfactory.com/

Oeuvre en carton de Margot Cauquil-Gleizes, 2001 - http://www.mcgfactory.com/

Le concept principal de notre réflexion (sur Internet, ajout 2009), la technologie, mérite sans aucun doute d’être circonscrit avant toute autre chose. Nous disposons à cet effet de deux types d’approche, la première est aussi bien historique qu’anthropologique ou encore étymologique, et la seconde est une simple approche de détermination générale. Dans la première, nous pouvons y faire figurer aussi bien les définitions extraites des auteurs que les tentatives pragmatiques (descriptions ou monographies) de saisie du concept dans sa diversité réalisée. Dans la seconde ce qui doit ressortir en premier lieu c’est la simplicité et l’univocité de la définition proposée.

Encyclopédie et technologie ont une origine historique commune

Or, en fait, le concept de technologie est issu d’un redoublement de sens qui a sa propre explication historique et qui porte par ailleurs en soi un sens logique original. Car, dans le mot « technologie », se trouvent la notion de techné et celle de logos, l’association de ces deux notions n’est pas aussi claire ni aussi appropriée qu’on le voudrait. Toutefois, si l’on entend simplement par techné le métier ou l’art de faire une chose et par logos le discours, on fait déjà apparaître le redoublement de sens, puisque l’association des deux donne la définition étymologique suivante : la technologie est un discours sur les arts de faire une chose, ou encore, plus radicalement, une théorie des théories de la pratique. Le mot technologie peut aussi être compris dans un sens où ce redoublement n’est pas simple mais complexe, comme par exemple si nous reprenons l’étymologie que donne Heidegger de techné, qui semble tout à fait exacte : s’y connaître dans le fait de produire. Qu’a-t-on alors besoin d’un logos quand on s’y connaît déjà dans le fait de produire? La techné est donc un savoir-faire auquel peut être adjoint ce qui se rapporte à ce savoir-faire, c’est-à-dire des mots qui permettent de décrire et de faire comprendre ce qu’il faut savoir pour faire telle chose, mots que l’on appelle généralement des mots techniques, dès lors l’ajout du suffixe « logie » ne peut être justifié sans autre explication. Cette autre explication est historique.

Trop de savoirs, pas assez de science

Frontispice de l'index analytique de Pierre Mouchon (1780)

Frontispice de l'index analytique de Pierre Mouchon (1780)

En effet, le mot « technologie » apparaît au début du XVIIe siècle alors que les techniques deviennent tellement nombreuses que le commun des mortels a peine à toutes les nommer, il devient urgent de mettre en place un savoir raisonné des techniques, ainsi donc naquît la technologie, prenant la forme d’une encyclopédie descriptive des différentes techniques. Ce qui est remarquable, c’est que la notion de technique porte déjà en elle-même l’idée de rendre disponible ou accessible un savoir-faire tout autant que de rendre manifeste ce qui est produit, le discours raisonné de la technique est donc la manifestation de la nécessité de « faire savoir » ces savoirs-faire d’une façon systématique ou plutôt comme un ensemble formant un tout, c’est-à-dire une théorie. Cette explication est doublée d’une autre, anthropologique cette fois, c’est A. Leroi-Gourhan qui nous la donne. Dans le moment qui précède la création du mot « technologie », on assiste à la naissance d’un nouvel art, dérivé de l’index, celui de l’encyclopédie. Cette nouvelle technique de classement des connaissances n’a d’autre but que de rendre accessibles les connaissances qui ne l’étaient pas ou difficilement, et c’est cette technique, normalement appliquée au rangement des bibliothèques et à la constitution de bibliographies, qui va être simplement transposée au traitement de l’ensemble des techniques pour donner la technologie.

Extérioriser les structures mnémotechniques

La singularité de ce premier pas vers l’encyclopédisme — dont le sommet sera atteint au XVIIIe siècle — se retrouve en partie dans les raisons de l’invention de la technologie. Les nouvelles méthodes de classement permettent de rompre avec la forme de l’écrit médiéval et antique dont le trait principal est, selon A. Leroi-Gourhan, qu’ils sont conçus pour être «fixés à vie dans la mémoire des lecteurs ». Et ce qui auparavant était directement destiné à la mémoire individuelle en tant que support de la lecture, est rejeté à l’extérieur du texte pour faire office de mémoire extérieure au lecteur. Autrement dit une technique aussi simple que la classification alphabétique permet la modification en profondeur de la structure du texte en extériorisant tout ce qui ressort à la mnémotechnique. Le concept de technologie répond à la même innovation, il devient inutile, en un certain sens, d’être un artisan spécialisé pour « connaître » telle ou telle technique puisqu’il existe une technique pour accéder à ce savoir-faire, cette technique est donc à proprement parler un faire-savoir des savoirs-faire. La technologie est l’annonce d’une future extériorisation, au sens de Leroi-Gourhan, de la technique, elle contient l’idée que, selon une classification adéquate, il est possible d’organiser les techniques ensemble de telle sorte à obtenir un corps complet de tous les savoirs-faire, et que, grâce à cette dernière étape, le degré de science atteint correspondra à un optimum supérieur à la simple collection de toutes les techniques.

Un savoir utile pour savoir

Cela explique que le concept de technologie soit plus qu’un simple concept opératoire. Il résulte de la volonté d’organiser les techniques entre elles mais il est aussi un projet à part entière, celui d’écrire une théorie de la technique qui puisse s’énoncer dans une langue homogène, parfaitement didactique. Un tel projet suppose que chaque technique puisse aussi être décrite par une théorie qui leur est propre, ce qui signifie que les techniques empiriques qui procèdent par tâtonnements ne peuvent appartenir à la technologie. Ce n’est pas tout, puisqu’une technologie doit être en même temps pratique et théorique, le très fameux exemple des fontainiers de Florence, qui durent attendre que Toriccelli mette en équation le système des vases communicant pour connaître la théorie de leur art — ce qui ne modifia rien de cet art — montre que le savoir technologique n’a pas de conséquence sur l’usage de la technique, sa raison d’être mais seulement sur son « comment ». Aussi lorsqu’on prend un exemple inverse d’un savoir technologique disponible sans technique d’application déjà connue, l’usage technique qu’on en fera n’est plus primitif mais secondaire, il reste à l’inventer, puis à le justifier, et, nous serions tenté de dire, à le vendre. La technologie est incontestablement un fait économique, social et politique, et ce parce que par rapport à la technique qui répond immédiatement à un besoin, la technologie laisse libre un espace contingent d’application d’une théorie à la pratique, et cette contingence de la technique au sein de la technologie a toute chance d’être tôt ou tard un enjeu de pouvoir.

La technique des techniques et la théorie des théories

L’idée de technologie représente donc une ambition multiple de l’homme. En premier lieu, nous trouvons l’ambition de rompre avec la confusion babylonienne issue de la diversité des langues techniques. Ensuite se dessine l’ambition de raisonner et d’organiser la diversité des techniques grâce à une référence commune à la science ou au calcul, ainsi que le classement et la description encyclopédique. Et enfin l’ambition finale est de réunir sous le terme de technologie à la fois une technique des techniques et une théorie des théories de chaque technique, pour aboutir à une technique suffisamment formalisée et générale qu’elle offre de remplacer toutes les techniques empiriques. Et nous n’avons pas de doute que le langage numérique et son application informatique constitue l’une des réalisations les plus réussies du projet de la technologie tel qu’il se présentait au XVIIe siècle. De plus, si la technologie s’est d’abord présentée comme une sorte de science, il s’avère de plus en plus que son but est de rendre automatique ce qui relevait jadis de ce qu’on appelle le savoir-faire des artisans, tant est si bien que l’étymologie que donne Heidegger pour la technique, «s’y connaître dans le fait de produire», peut être ainsi transposée à la technologie comme une définition : est technologique ce qui s’y connaît dans le fait de produire.

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