Les dix textes fondamentaux des penseurs de l’Internet

Voilà quinze ans que je suis du mieux que je peux la vie du Web. Quinze années, parfois très intenses, comme journaliste ou entrepreneur. Depuis que j’interviens à l’université et au CNA-Cefag (2007), je m’efforce d’identifier ce qui peut nous aider à comprendre Internet. Je remercie Calixte Tayoro, vieux camarade cybenéticien, de m’avoir soufflé l’idée toute simple mais inédite d’un reader digest des textes fondamentaux d’Internet.

Je tiens ces dix textes pour fondateurs d’un mouvement de pensée qui accompagne la naissance d’Internet. Comme ce mouvement de pensée n’a pas encore de nom, ni d’ailleurs de maître à penser, je dirais que les auteurs de ces textes forment un groupe que l’on pourrait appeler : les présocratiques du Web.

Le texte ci-dessous est un court préambule destiné à esquisser quelques uns des enjeux historiques et intellectuels dont il est question. Vous trouverez ensuite la liste des dix textes, avec un lien vers le texte original et un lien vers la notice bibliographique que j’ai rédigée pour l’occasion.

En juillet 1945, alors que la seconde guerre mondiale touche à sa fin, le mensuel The Atlantic Monthly – référence culturelle de la côte Est américaine, fait paraître un assez long et étrange texte intitulé : “As we may think”. Vannevar Bush, l’auteur de ce texte est un inconnu pour les lecteurs de cette revue presque centenaire à qui l’on doit d’avoir publié en premier Mark Twain. Ingénieur du Massachusetts Institute of Technology, né en 1890, Vannevar Bush a fait l’essentiel de sa carrière au sein de laboratoires de recherche de pointe et jamais bien loin des autorités fédérales et du secrétariat à la Défense.

Quand il publie son texte dans la prestigieuse revue, Vannevar Bush est à la tête de la recherche militaire américaine. En tant que patron de l’OSRD, il coordonne les travaux de plus de 6 000 chercheurs. Malgré la charge qui est la sienne à quelques semaines de l’aboutissement final du projet Manhattan et de l’explosion de la première bombe nucléaire sur la ville japonaise d’Hiroshima, il prend la peine de collecter ses notes pour mettre en forme une vision qui influencera de nombreux chercheurs après lui.

De la bombe A à l’information en réseau

As we may think” est à la fois une revue de détails des principales avancées techniques de son époque mais également et surtout un plaidoyer pour la mise en commun des savoirs et des esprits par le biais d’une nouvelle invention. L’invention de Vannevar Bush est le Memex en qui l’on reconnaît l’ancêtre de l’ordinateur individuel.

Le Memex imaginé par Vannevar Bush

Fig1 – Le Memex sous la forme d’un bureau. A gauche l’opérateur scanne par le biais d’un appareil à microfilm les documents. A droite, à l’aide du clavier, il les indexe. Au centre, il les consulte.

Particularités du Memex, il permet à la fois d’indexer des documents et de les ordonner comme on le souhaite, mais aussi de les partager avec d’autres utilisateurs. Dans les dernières lignes de son article, Vannevar Bush dit sa conviction que le monde complexe créé par l’homme implique que la machine le supplée pour qu’il puisse préserver son cerveau de la surchauffe. Mais c’est surtout l’ombre de l’apocalypse nucléaire qui le préoccupe. Son invention semble n’avoir été motivée que pour contrecarrer les desseins d’une humanité destructrice. Le Memex est tout ce que Vannevar Bush a pu faire pour sauver l’homme de sa propre folie.

De l’information en réseau à la fin du paradigme scientifique

Soixante-trois ans plus tard, Chris Anderson, le rédacteur en chef de Wired, magazine de la côte Ouest qui chronique depuis 15 ans les riches heures de la Silicon Valley, signe un long et étrange article intitulé : “The end of Theory, The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete”. Chris Anderson, d’abord physicien avant d’être journaliste (Science, Nature et The Economist), propose rien moins que de réviser de fond en comble le modèle épistémologique des sciences expérimentales. Toutes les machines mises en réseau selon le schéma anticipé par Vannevar Bush sont à l’origine d’un changement d’échelle statistique. Plus besoin de modèle logico-déductif, « avec suffisamment de données, les chiffres parlent d’eux mêmes »[1], écrit Chris Anderson, qui, exemples scientifiques à l’appui, conclut son article sur cette phrase cinglante : « il n’y a plus de raison de s’accrocher à nos vieilles habitudes. Il est temps de se demander : qu’est-ce que la science peut apprendre de Google ? »[2].

Entre ces deux moments, l’histoire d’Internet s’est écrite année après année en suivant les intuitions et les idées de chercheurs, informaticiens, romanciers, poètes, philosophes, musiciens, juristes ou hackers. Il s’agit de vrais penseurs, mais des penseurs qui n’écrivent pas seulement des livres pour se faire entendre. Ils écrivent aussi des programmes. Des programmes, informatiques ou non, conçus pour que leurs idées se répliquent d’elles-mêmes. Cette approche les exclut a priori du champs universitaire, or c’est pourtant là que se fonde leur originalité. Penser après la seconde guerre mondiale n’est plus possible sans penser aussi les moyens du changement et les éprouver à l’échelle 1.

A la quête d’un langage universel pour organiser les connaissances

Ces dix textes constituent un bagage intellectuel indispensable pour l’honnête homme du XXIe siècle. Ces penseurs à qui il a été donné à la fin du siècle dernier de réfléchir sur les machines comme outil de communication avaient un dessein. Éviter une troisième guerre mondiale fatale à l’humanité, certes, mais aussi donner aux hommes les moyens de partager leurs connaissances de telle sorte que l’ignorance ne soit plus source d’inégalités ou de souffrance. Aussi techniques soient-ils, les textes de J.C.R. Licklider, Tim Berners-Lee ou Eric S. Raymond ont d’abord été écrit pour expliquer par le détail les conditions de possibilité d’un tel système. De l’héritage philosophique des modernes, ils retiennent des principes dérivés de l’idée d’universalité : le système devra être standard, ouvert et interopérable. Internet n’est rien d’autre que l’extrapolation, d’abord expérimentale puis planétaire (Licklider dirait galactique), d’un outil standardisé de partage des connaissances, modifiable librement à condition de le garder ouvert à d’autres modifications.

La densité novatrice de ces écrits est probablement telle qu’il faudra encore des décennies pour en saisir toutes les conséquences. En posant les principes techniques d’une pensée en réseau, ils nous ont donné l’équivalent de ce qu’Euclide fit avec ses Éléments pour la géométrie : un langage universel pour décrire les connaissances.

Auteur(s), Titre, Année, Editeur, notice

  1. Vannevar Bush, As We May Think (quelques extraits en VF), 1945, The Atlantic Monthly, L’optimisme technologique de Vannevar Bush
  2. J.C.R Licklider and Robert W. Taylor, The Computer as a Communication Device, 1968, Science And Technology, Licklider : « Et si on faisait un réseau intergalactique ? »
  3. Vinton G. Cerf and Robert E. Kahn, A Protocol for Packet Network Intercommunication, 1974, IEEE, Vinton Cerf, se parler en gardant ses différences
  4. Tim Berners-Lee and Robert Cailliau and Jean-Francois Groff and Bernd Pollermann, World-Wide Web: The Information Universe, 1992, CERN, Tim Berners-Lee, le sens du lien
  5. Peter Lamborn Wilson dit Hakim Bey, Temporary Autonomous Zone (VF), 1985, 1991, Autonomedia Anti-copyright, Hakim Bey, dépasser la machine
  6. Eric S. Raymond, The Cathedral and the Bazar (Bonne VF), 1997, First Monday, Eric S. Raymond : partagez les données et le code suivra
  7. Lawrence Lessig, Code V2, 1999, 2006, Basic Books, Lawrence Lessig : les creatives commons sont les choses les mieux partagées
  8. John Perry Barlow, A Declaration of the Independence of Cyberspace (Bonne VF), 1996, John Perry Barlow, une maison pour l’esprit
  9. Chris Anderson, The End of Theory : The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete, 2008, Wired, Chris Anderson : « demandons-nous ce que la science peut apprendre de Google »
  10. William Gibson, Neuromancer, 1984, Ace Books, William Gibson, vivre dans le cyberespace

[1] In Wired Magazine 16.07, “The End of Theory: The Data Deluge Makes the Scientific Method Obsolete”, texte original : « With enough data, the numbers speak for themselves. »

[2] Ibid, texte original « There’s no reason to cling to our old ways. It’s time to ask: What can science learn from Google? »

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